Faire du temps ou faire du sens?

vernissage_expoRésumé de l’exposition (tenue du 20 juin au 30 septembre 2012)

Faire du temps ou faire du sens? Une exposition de plus de 400 photographies, imprimées ou projetées, un parcours original au travers huit segments. Chaque segment accompagné d’un texte était regroupé dans quatre zones de musiques originales spécialement composées pour l’événement par Éric Léonard, le tout disposé à travers un parcours avec des installations permettant de mieux intégrer le propos des photos. Faire du temps ou faire du sens? Une question d’ordre philosophique, voire même jusqu’à la hantise… à laquelle on ne peut répondre ni donner un sens qu’en  prenant bien son temps, tout en s’imprégnant  de toutes ces images et en les savourant…

Prendre conscience de toute cette vitesse qui peut tuer le moment présent et beaucoup plus.  S’arrêter, pour regarder les images magiques de la nuit. Observer et changer de point de vue pour aller au-delà de l’impression de marginalité, puis  tenter de saisir l’unicité de chacun, y découvrir les visages de personnes qui avancent au travers le sens et les temps de la vie, afin de mieux apprécier la trace que nous laissons. Contempler ce qu’on ne regarde plus, faute de temps, et y apercevoir des lignes, des textures, des formes qui nous surprennent. Christiane Cadieux vous propose sa vision du monde, ce regard conscient qu’elle a pratiqué avec persévérance, notamment en photographiant une parcelle de sa journée que vous visionnerez dans une projection continue images et son, où elle vous partage sa démarche d’avoir pris quotidiennement une photo, pendant les 365 jours d’une année. Réfléchir même à ce qui se passe après la vie… afin de donner un sens au temps que nous passons ici-bas. Oser changer le sens de notre regard, afin de prendre le temps de voir «l’intérieur» pour mieux apprécier «l’extérieur», des personnes d’abord et des choses par la suite. Bref, une visite qui se veut inspirante… où vous pourrez même participer, sur place et après.

 Photos: Lyne Gagné

Sous peu une vidéo de l’exposition sera disponible sur ce site.
Texte intégral de l’exposition

Faire du temps ou faire du sens? Question d’ordre philosophique à laquelle on ne peut répondre qu’en prenant bien son temps, car il s’agit de la coexistence de deux éléments de nature différente. Pourtant, tous les jours, nous livrons inconsciemment une véritable lutte intérieure, entre l’appel de notre essence et la réalité de pouvoir y répondre, à la fois dictée par notre société et par notre manque de fidélité envers nous-mêmes.

D’instinct, je suis persuadée que chacun de nous souhaite faire du sens, mais sérieusement, est-ce un besoin ou un luxe dont on a encore le temps et que l’on peut encore se payer? Tempus fugit, le temps qui s’enfuit et qui ne peut revenir qu’au travers les regrets et les souvenirs de ce qui aurait pu être, si l’on s’était arrêté, quand il en était encore temps. Ça pousse, ça pousse, pire que les grandes contractions et contradictions auxquelles il nous apparaît impossible de se soustraire. Le flot de vie nous déverse inexorablement vers une finalité face à laquelle nous choisissons de décupler encore plus notre vigueur, pour mieux nous étourdir en en faisant toujours plus, espérant de façon chimérique ne pas être rattrapés.

Plus je chemine et avance dans ma trajectoire de vie, moins j’ai de temps pour faire du temps.  Cependant, un cri aigu filtre de la totalité de mes fibres, l’urgence de goûter à ce que je vis et de prendre le temps de l’intérioriser, plutôt qu’être tournée vers l’extérieur. Malgré cette volonté, telle une personne vivant en détention, il m’arrive encore trop souvent de faire du temps, surtout lorsque je débute ma semaine, n’ayant quelquefois comme seule perspective de survivre à celle-ci.  Tel un mille-pattes, je suis hors d’haleine, de n’avoir qu’une seule vie pour accomplir tout ce que je souhaite faire, afin de donner un sens et laisser une trace ici-bas, en contribuant à quelque chose, avec le meilleur de moi-même.

Malgré le fait que la plupart du temps ma semaine démarre sur les chapeaux de roues, sur le chemin je m’apaise. D’abord auprès de celle qui partage ma vie, puis par la photographie qui me permet d’exorciser le feu de la création qui me tiraille, de partager mes visions du monde avec d’autres, afin d’échanger sur la leur pour que cette passion puisse faire sens, en utilisant toute l’expérience que je possède et qui me vient entre autres de mon métier d’intervention et de relation d’aide que j’exerce. Prise quotidiennement dans l’authenticité de la rencontre avec l’autre, auprès d’une clientèle qui vit de la grande détresse psychologique, de la pauvreté, de l’isolement et même de l’exclusion, j’ai pu découvrir que dans chaque personne existent ou se côtoient à la fois son plus « laid » et son plus « beau », ses « écueils » et ses « forces ». Ce principe est aussi applicable à tout sujet que l’on regarde. Pour bien percevoir, il s’agit d’oser, de basculer, de changer l’angle et le sens du regard, afin de  prendre le temps pour mieux voir l’intérieur avant l’extérieur.

Pour moi, la photographie nécessite de se déplacer, de bouger, de tourner autour, de chercher, de découvrir, d’apprivoiser, de prendre des risques, de se commettre, par passion, par plaisir, par besoin, par essence et parce qu’on est vivant… mais surtout de s’amuser et finalement de trouver un sens pour aller au-devant de ce qui peut paraître marginal, déstabilisant et, non conforme à la norme dictée par notre société qui, bien sûr, ne nous veut que du bien, mais qui est surtout porteur de son unicité.

Ne jamais cesser de renouveler son regard, ni son point de vue. Voir ce qu’on ne voit pas, ce que l’on ne voit plus, ce que l’on n’ose plus regarder… afin de mieux saisir le sens de l’essence qui forme la grande tapisserie de la vie. Le temps nous façonne tout au long de l’existence par notre façon d’écarter les obstacles, pour qu’il puisse mieux se frayer un passage de qualité, gorgé de sens. J’ai connu des personnes qui se sont suicidées, malheureusement, car elles n’arrivaient plus à faire du sens dans leur vie et ayant perdu espoir, elles n’en pouvaient plus de seulement faire du temps…

À la grande question que pose cette exposition, voici donc ma réponse : faire sens dans le temps! Quelle est la vôtre?

Manquer de bon sens par manque de temps

Tout le monde court au travers une quotidienneté de plus en plus trépidante. Sous prétexte de vitesse, de jeunesse et d’efficacité au prix trop souvent de la qualité du contact, presque plus personne ne prend le temps de se déposer véritablement. Cette préoccupation du temps est devenue un fléau qui peut tuer bien plus que le moment présent. La quête de sens est trop souvent repoussée au profit d’une quête de sensations extrêmes. Toujours plus enivrés de vitesse et manquant souvent de bon sens, certains jeunes ne limiteront leur vitesse qu’à l’impact tragique d’un mur, d’un arbre ou de l’autre, qui au péril de sa vie se sera substitué au gardien du temps, en l’arrêtant de façon définitive… Dans tout ça, de quoi avons-nous si peur? Du moment présent ou du véritable contact?

 Arrêter, le temps d’une nuit magique, et exulter de tous ses sens

Une nuit, une femme qui passait s’est arrêtée pour me demander ce que je pouvais bien photographier dans la nuit comme ça… Je lui ai spontanément répondu que je photographiais l’émotion de la lumière… Elle a alors adopté une attitude incrédule, je l’ai donc invitée à regarder ce que je venais de photographier. Effectivement, lorsqu’elle a vu la photo, cette passante a ressenti de l’émotion et de l’émerveillement pour quelque chose qu’elle n’avait jamais pris le temps de regarder de cette façon…

Pour faire de la photo de nuit et capturer le véritable sens de ces images magiques, il faut de la patience, surtout par temps très froid. On doit travailler avec des temps d’exposition très lents pour que la lumière pénètre, qu’elle puisse chasser l’ombre noire et angoissante,  afin de faire son œuvre et de capturer ce que notre œil a de la difficulté à saisir, faute de temps. Pourrait-on aussi faire le parallèle avec le cheminement humain?

 Laisser sa trace dans le sens du temps

L’écrivain et philosophe Ralph Waldo Emerson disait : «N’allez pas où le chemin peut mener. Allez là où il n’y a pas de chemin et laisser une trace.» Que l’on songe aux images et représentations préhistoriques dissimulées à même les parois intérieures des grottes de Lascaux ou à la première trace de pas humains laissée sur la lune, l’être humain a toujours tout fait pour laisser la marque de sa trajectoire de vie. À notre époque, ce souci continue toujours de nous hanter, à la différence que cette fois-ci, il devient impérieux de réduire l’empreinte écologique de l’humanité. Tout en en ayant conscience, je vous propose une brève incursion sur des chemins un peu moins fréquentés, où vous pourrez regarder au-delà du côté parfois agressant des graffitis, pour mieux découvrir ces galeries d’art à ciel ouvert.  Observez comment l’humain choisit de laisser sa trace dans le temps, afin de faire du sens dans sa vie et de contribuer à un message à transmettre.

 Avancer au travers le sens et les temps de la vie

Une année à la fois, le temps s’écoule en quantité. Il nous façonne tout au long de l’existence par notre façon d’écarter les obstacles, pour qu’il puisse mieux se frayer un passage de qualité, gorgé de sens. Premier âge, âge tendre, âge ingrat, âge adulte, âge mûr, âge de la retraite, bel âge et grand  âge, voici les portraits des temps de la vie qui passe dans tous les sens.  Au travers tout cela, nous continuons d’évoluer de la naissance à la mort, mais malheureusement, il arrive que des personnes décident de leur finalité avant leur date de péremption. J’ai connu des personnes qui se sont suicidées,  car elles n’arrivaient plus à faire du sens dans leur vie et ayant perdu espoir, elles n’en pouvaient plus de seulement faire du temps…

 Voir le sens de l’essence qu’on ne regarde plus, faute de temps

La vue est le sens par lequel des stimulations lumineuses se transformeront en des sensations comme la lumière, la couleur et la forme, dans le but de créer une représentation dans l’espace. Telle est aussi l’intention  de la photographie qui nous permet d’écrire et de décrire avec de la lumière ce qui touche notre sensibilité au point de le vouloir durable et même de pouvoir le partager avec d’autres. J’ai voulu vous inviter à  aller plus loin que le regard, pour oser voir d’autres choses, autrement. S’attarder à l’infiniment petit, à une texture, à des lignes, à des angles de prises de vue, à des reflets, à une abstraction, à une partie d’un plus grand tout pour mieux découvrir d’autres univers à l’intérieur de notre univers. Affiner son regard, être conscient de l’essentiel, de toute la beauté qui ne demande qu’à être cueillie, lorsqu’on prend vraiment le temps de voir et de s’imprégner de l’essence de ce qui nous entoure.

Faire sens dans le temps : une photo par jour pendant 365 jours

Qu’en est-il de ce nouveau regard si l’on décide de le pratiquer avec persévérance, en immortalisant quotidiennement une parcelle de la journée et en la partageant dans une projection continue son et image? Ce défi d’avoir fait une photo par jour pendant 365 jours m’a permis d’esquisser une réponse à  la question « Faire du temps ou faire du sens? ».Pour moi, il s’agit de faire sens dans le temps… et c’est à cela que l’exposition convie.

Du 1er janvier au 31 décembre 2010, j’ai pris beaucoup de photos afin d’en choisir une à chaque journée. Pendant un an, j’ai tenté de faire en sorte que mon quotidien devienne photogénique. C’est l’aboutissement d’un défi photo réalisé face à moi-même. Ce grand projet m’a demandé beaucoup de courage, de rigueur, de persévérance, de ténacité et surtout d’inspiration. Il a aussi eu des répercussions sur ma vie au complet, y compris dans ma vie de couple, tellement cette photo par jour me hantait… au point d’occuper la quasi-totalité de mon champ visuel, et ce dès mon réveil… quand ce n’était pas dans mon sommeil!

En échange, ce défi m’a permis de faire des progrès énormes en photographie, tant sur le plan technique que de la créativité. Mon regard est devenu encore plus vif, plus pénétrant, allant à l’essentiel et le trouvant en tout sujet, qui devait être capté et par la suite partagé avec d’éventuels spectateurs, qui souhaiteraient plonger dans mon univers, dans  mon imagerie.

L’ensemble de cette aventure m’a permis, en tant qu’artiste, de devenir plus confiante en mes capacités de photographe. Cependant, ma plus grande fierté se situe au-delà du résultat photographique comme tel, c’est d’avoir réussi, sans interruption, ce  journal de bord d’une année complète, écrit avec de la lumière. Je suis ravie de présenter un pas à pas qui pénètre l’intimité de ma vision, un repère, une trace visuelle quotidienne d’une parcelle de ce que j’ai vécu et qui a touché mon œil durant le parcours de cette année-là.

Changer le sens de notre regard, afin de prendre le temps de voir « l’intérieur » pour mieux apprécier « l’extérieur »

À la vue de photos illustrant les industries de la pétrochimie en plein jour, nous sommes frappés au premier coup d’œil uniquement par leur aspect dérangeant, tels leur laideur, leur côté lugubre et leurs conséquences néfastes sur l’environnement. Cependant, tout le monde est prêt à lancer la première pierre sans regarder ni assumer nos choix de consommation dans une société industrielle, que nous avons créée de toutes pièces par nos « besoins » sans cesse croissants. La grande majorité des personnes veut du plastique et des automobiles qui roulent avec du pétrole mais la plupart ne voient pas que de ce fait, elles contribuent, elles aussi, à l’ampleur des problèmes environnementaux.

J’ai voulu montrer que même cette industrie, lorsque vue sous un autre angle, peut offrir un fort contraste. Après avoir rencontré plusieurs obstacles (me faire poursuivre, faire effacer mes photos puis être expulsée du site) dans ce monde interdit au nom de la sécurité, à force de persévérance et de persuasion, j’ai pu obtenir la permission d’aller faire des photos à l’intérieur du ventre du monstre… Je propose de redécouvrir cette industrie, par le biais d’une série de photos de nuit qui nous la montrent sous un côté féerique et qui peuvent même nous amener à ressentir de l’émotion pour du métal! Ces monstres de laideur deviennent, sous l’effet de la nuit bleue et de la magie de la lumière, des lucioles industrielles… pour le plus grand plaisir des yeux.

Et si l’on appliquait cette façon de voir aux êtres humains? Qu’en serait-il si nous osions dépasser notre premier regard face à ce qui nous apparaît comme marginal par rapport à nous, ceux que nous excluons ou tolérons au nom de la différence, lorsque nous nous posons comme étalon de mesure en fonction de notre vision personnelle ou de société bien-pensante?

Comme quoi en chaque personne et en chaque chose peuvent coexister son plus « laid » et son plus « beau », ses « écueils » et ses « forces », tout dépendant de l’angle de notre vision trop souvent vacillant lorsqu’il se laisse guider par les peurs, puis le jugement… pour finir trop souvent par l’exclusion.

 24 heures de vie, après la vie… donner un sens au temps passé sur terre

Personne ne veut regarder la mort en pleine face, elle est un grand malaise, un puissant tabou, voire un déni social. Comme si l’on ne pouvait que l’apercevoir furtivement, à moins qu’elle ne nous agresse et nous force à la dévisager de trop près, voire même de l’intérieur. Nous sommes sans paroles tant que nous ne voyons la mort que du point de vue de la fin de la vie… Je vous propose de partager mes visions «interpellantes » plutôt que provocantes, qui je l’espère vous permettront de vous faire votre propre émotion de la vie, après la vie…

Rien ne peut se transformer sans passer par de petites morts et par finalement, la grande mort, qui générera la vie… Une autre forme de vie, un passage, un éternel et obligatoire recyclage où la mort fait partie de la vie, au point que si l’on perd le sens de la mort, on risque de perdre le sens de la vie… et même d’aller jusqu’à avoir l’indécence de l’immortalité.

Le deuil est le prix élevé de l’attachement, qui fait qu’on ressent la douleur, parce qu’on a aimé et été aimé. C’est une perte de repères qui nous bouscule et nous pousse à un remaniement de nos croyances en ébranlant nos certitudes. Le vide violent transforme même notre identité, car dorénavant nous vivrons sans l’autre… C’est pourquoi particulièrement l’être humain passe sa vie à laisser sa trace de vie et à pousser celle-ci le plus loin qu’il le peut.

Voici donc 24 heures de vie, après la vie… donner un sens au temps passé sur terre,  tant pour ceux qui viennent de mourir que pour ceux qui continuent à vivre.

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